Victor Séjour (1817-1874)
Victor Séjour est un Afro-descendant américain d’origine haïtienne né à la Nouvelle-Orléans en 1817.
Ses parents l’envoyèrent à Paris en 1836, où il fut admis dans les cercles littéraires romantiques et abolitionnistes et rencontra Alexandre Dumas, dont il devint l’un des collaborateurs.
Séjour écrivit une nouvelle critiquant l’esclavage, Le mulâtre, qui fut publiée par le Martiniquais Cyrille Bissette en 1837 dans sa Revue des colonies.
Le mulâtre est le premier texte de fiction qui ait jamais été publié par un écrivain afro-américain.
Le mulâtre, dont le héros se prénomme Georges, pourrait avoir influencé le Georges de Dumas (1843).
Séjour s’illustra ensuite comme auteur dramatique avec une vingtaine de pièces de théâtre qui furent jouées à Paris.
Le Mulâtre
Victor Séjour
Revue des Colonies, mars 1837, pp. 376-392.
Les premiers rayons de l’aurore blanchissaient à peine la cime noire des montagnes, quand je partis du Cap pour me rendre à Saint Marc, petite ville de Saint-Domingue, aujourd’hui la république d’Haïti. J’avais tant vu de belles campagnes, de forêts hautes et profondes, qu’en vérité je me croyais blasé de ces beautés mâles de la création. Mais, à l’aspect de cette dernière ville, avec sa végétation pittoresque, sa nature neuve et bizarre, je fus étonné et confondu devant la diversité sublime de l’ œuvre de Dieu. Aussitôt mon arrivée, je fus accosté par un vieillard nègre, déjà septuagénaire ; ses pas étaient fermes, sa tête haute, sa taille imposante et vigoureuse ; rien ne trahissait son grand âge, sinon la blancheur remarquable de ses cheveux crépus. Selon la coutume du pays, il était coiffé d’un grand chapeau de paille, et vêtu d’un large pantalon en toile grise et d’une espèce de camisole en batiste écrue
— Bonjour maître, me dit-il en se découvrant.
— Ah ! vous voilà…, et je lui tendis la main, qu’il pressa avec reconnaissance.
— Maître, dit-il, c’est d’un noble cœur ce que vous faites là… ; mais ne savez-vous pas qu’un nègre est aussi vil qu’un chien… ; la société le repousse ; les hommes le détestent ; les lois le maudissent… Ah ! c’est un être bien malheureux, qui n’a pas même la consolation d’ être toujours vertueux… Qu’il naisse bon, noble, généreux ; que Dieu lui donne une âme loyale et grande ; malgré cela, bien souvent il descend dans la tombe les mains teintes de sang, et le cœur avide encore de vengeance ; car plus d’une fois il a vu détruire ses rêves de jeune homme ; car l’expérience lui a appris que ses bonnes actions n’étaient pas comptées, et qu’il ne devait aimer ni sa femme, ni ses fils ; car un jour la première sera séduite par le maître, et son sang vendu au loin malgré son désespoir. Alors, que voulez-vous qu’il devienne ?… Se brisera-t-il le crâne contre le pavé de la rue ?… Tuera-t-il son bourreau ?… Ou croyez-vous que le cœur humain puisse se façonner à de telles infortunes ?…
Le vieux nègre se tut un instant comme pour attendre ma réponse.
Insensé qui le pense, reprit-il avec chaleur. S’il vit, c’est pour la vengeance ; car bientôt il se lève… et, du jour où il secoue sa servilité , il vaudrait mieux au maître entendre le tigre affamé hurler à ses côtés, que de le rencontrer face à face… Pendant que le vieillard parlait, son front s’illuminait, ses yeux étincelaient, et son cœur battait avec force. Je ne croyais pas trouver autant d’ énergie sous une aussi vieille enveloppe. Profitant de cette espèce d’exaltation :
— Antoine, lui dis-je, vous m’aviez promis l’histoire de votre ami Georges.
— Voulez-vous m’ écouter à cette heure ?
— Volontiers… Nous nous assîmes, lui sur ma malle de voyage, et moi sur ma valise. Voici ce qu’il me raconta :
« Voyez-vous cet édifice qui s’ élève si gracieusement vers le ciel, et qui semble se mirer dans la mer ; cet édifice qui ressemble, par son originalité , à un temple, et par sa coquetterie, à quelque palais, c’est la maison St-M*** . Dans une des pièces de ce bâtiment, se réunissent chaque jour les flâneurs, les rentiers et les grands planteurs. Les deux premiers jouent au billard, ou fument le délicieux cigare de la Havane ; tandis que les derniers achètent des nègres ; c’est-à -dire des hommes libres, arrachés par la ruse ou par la force de leur patrie, et devenus, par la violence, le bien, la propriété de leurs semblables… Ici, on livre le mari sans la femme ; là , la sœur sans le frère ; plus loin, la mère sans les enfants. Vous frémissez ? cependant ces ventes infâmes se renouvellent à toute heure. Mais bientôt on y propose une jeune sénégalaise, si belle qu’une même exclamation s’ échappe de toutes les bouches…
« Qu’elle est jolie ! » Chacun la voudrait pour en faire sa maîtresse ; mais nul n’ose lutter contre le jeune Alfred, un des plus riches planteurs de ce pays, âgé alors de vingt-deux ans.
— Combien demandez-vous de cette femme ?
— Quinze cents piastres, répondit le vendeur.
— Quinze cents piastres, répéta machinalement Alfred.
— Oui, Monsieur.
— Au juste ?
— Au juste.
— C’est horriblement cher.
— Cher… répartit le vendeur avec un signe d’ étonnement ; mais vous ne voyez donc pas comme elle est jolie, comme sa peau est luisante, comme sa chair est ferme. Elle a dix-huit ans au plus… Tout en parlant, il promenait ses mains impudiques sur les formes puissantes et demi-nues de la belle Africaine.
— Elle est garantie, dit Alfred, après un moment de réflexion ?
— Aussi pure que la rosée du ciel, répondit le vendeur ; mais, au reste, vous pouvez la faire…
— Non, non… c’est inutile, reprit Alfred en l’interrompant, j’ai confiance en vous.
— Je n’ai jamais vendu de mauvaises marchandises, répartit le vendeur, en relevant ses favoris d’un air triomphant. Quand l’acte de vente fut signé et toutes les formalités remplis, le vendeur s’approcha de la jeune esclave :
— Cet homme est maintenant ton maître, lui dit-il, en désignant Alfred.
— Je le sais, répondit froidement la négresse.
— En es-tu contente ?
— Que m’importe… lui ou un autre…
— Mais cependant — balbutia le vendeur, en cherchant une réponse.
— Mais cependant quoi ? reprit l’Africaine avec humeur, et s’il ne me convenait pas ?
— Ma foi, ce serait un malheur ; car tout est terminé…
— Alors, je garde ma pensée pour moi.
Dix minutes après, la nouvelle esclave d’Alfred monta dans un tombereau qui prit le chemin des guêpes, route assez commode qui mène à ces délicieuses campagnes, groupées autour de Saint-Marc comme de jeunes vierges au pied de l’autel. Une sombre mélancolie enveloppait son âme ; elle pleurait. Le conducteur comprenait trop bien ce qui se passait en elle, pour essayer de la distraire ; mais quand il vit la blanche habitation d’Alfred se dessiner dans le lointain, il se pencha involontairement vers la pauvre infortunée, et d’une voix pleine de larmes, il lui dit :
— Sœur, quel est ton nom ?
— Laïsa, répondit-elle, sans lever la tête.
— À ce nom, le conducteur frissonna, mais maîtrisant son émotion, il reprit :
— Ta mère ?
— Elle est morte…
— Ton père ?
— Il est mort…
— Pauvre enfant, murmura-t-il…
— De quel pays es-tu, Laïsa ?
— Du Sénégal…
Les larmes lui vinrent aux yeux ; il venait de rencontrer une compatriote.
— Sœur, reprit-il, en s’essuyant les yeux, tu connais sans doute le vieux Chambo et sa fille…
— Pourquoi, répondit la jeune fille en relevant vivement la tête ?
— Pourquoi, continua le conducteur avec angoisse ; mais le vieux Chambo est mon père, et…
— Mon Dieu, s’ écria l’orpheline, sans lui laisser le temps d’achever ; tu es ?…
— Jacques Chambo.
— Mon frère !
— Laïsa !…
Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Ils étaient encore entrelacés, quand le tombereau entra dans la partie principale de l’habitation d’Alfred. Le gérant y était… Qu’est-ce que je vois, s’ écria-t-il, en déroulant un fouet immense, qu’il portait toujours pendu à sa ceinture, Jacques qui embrasse à mes yeux la nouvelle venue… quelle impertinence !… Sur ce, des coups de fouet tombèrent sur le malheureux, et des flots de sang jaillirent de son visage.
II.
Alfred était peut-être bon, humain, loyal avec ses égaux ; mais, à coup sûr, c’ était un homme dur, méchant, envers ses esclaves. Je ne vous dirai pas tout ce qu’il fit pour posséder Laïsa ; car celle-ci fut presque violée. Pendant près d’une année, elle partagea la couche de son maître ; mais déjà Alfred commençait à s’en lasser ; il la trouvait laide, froide, insolente. Vers ce temps, la pauvre femme accoucha d’un fils qu’elle nomma Georges. Alfred le méconnut, chassa la mère de sa présence, et la fit reléguer dans la plus mauvaise cabane de son habitation, quoique convaincu, autant qu’on peut l’ être, qu’il était le père de cet enfant.
Georges avait grandi sans jamais entendre nommer le nom de son père ; et s’il essayait parfois de percer le mystère qui enveloppait sa naissance, il trouvait sa mère inflexible et muette à ses questions. Une fois seulement elle lui dit :
— Mon fils, tu ne sauras son nom qu’ à ta vingt-cinquième année ; car alors tu seras un homme ; tu seras plus capable de garder un pareil secret. Tu ne sais donc pas qu’il m’a défendu de te parler de lui, sous peine de te haïr… et vois-tu, Georges… la haine de cet homme, c’est la mort.
— Qu’importe, s’ écriait impétueusement Georges ; je pourrais du moins lui reprocher sa conduite infâme…
— Tais-toi… tais-toi, Georges… les murs ont des oreilles, et les broussailles savent parler, murmurait la pauvre mère en tremblant…
Quelques années après, cette malheureuse mourut, laissant pour tout héritage à Georges, son fils unique, un petit sac en peau de daim, dans lequel se trouvait le portrait de son père ; mais à la seule promesse de ne l’ouvrir qu’ à sa vingt-cinquième année. Puis elle l’embrassa, et sa tête retomba sur l’oreiller… elle était morte… Le cri de douleur que jeta l’orphelin attira les autres esclaves… Ils se mirent à pleurer, à frapper leur poitrine, à arracher leurs cheveux de désespoir. Après ces premières marques de douleur, ils lavèrent le corps de la défunte, et l’exposèrent sur une espèce de table longue, soutenue par les tréteaux. La morte est couchée sur le dos, le visage tourné vers l’Orient, vêtue de ses meilleurs habits, et les mains croisées sur sa poitrine. À ses pieds se trouve une petite coupe pleine d’eau bénite, sur laquelle surnage une branche de jasmin ; enfin, aux quatre coins de la couche mortuaire, s’ élèvent des flambeaux… Chacun, après avoir béni les restes de la défunte, s’agenouille et prie car la plupart des races nègres, malgré leur fétichisme, croient profondément à l’existence de Dieu. Cette première cérémonie terminée, une autre non moins singulière commence… ce sont des cris, des pleurs, des chants ; puis des danses funèbres !…
III.
Georges avait toutes les dispositions nécessaires à devenir un très honnête homme ; mais c’ était une de ces volontés hautaines et tenaces, une de ces organisations orientales qui, poussées loin du chemin de la vertu, marchent sans s’effrayer dans la route du crime. Il aurait donné dix ans de sa vie pour connaître le nom de son père ; mais il n’osait violer la promesse solennelle faite à sa mère mourante. Comme si la nature le poussait vers Alfred ; il l’aimait, autant que l’on puisse aimer un homme : tandis que celui-ci l’estimait, mais de cette estime que l’ écuyer porte au plus beau et au plus vigoureux de ses coursiers. À cette époque, une horde de brigands portaient la désolation dans ces lieux ; déjà plus d’un colon avait été leur victime. Une nuit, je ne sais par quel hasard, Georges fut instruit de leur projet. Ils avaient juré d’assassiner Alfred. Aussitôt l’esclave court chez son maître.
— Maître, maître, s’ écria-t-il… au nom du ciel, suivez-moi.
Alfred fronça les sourcils.
— Oh ! venez, venez, maître, continua le mulâtre avec intérêt.
— Par le ciel, répondit Alfred ; je crois que tu me commandes.
— Pardon, maître… pardon… je suis si troublé… je ne sais ce que je dis… mais, au nom du ciel, venez, suivez-moi… car…
— T’expliqueras-tu, dit Alfred, d’un ton colère…
Le mulâtre hésita.
— Je le veux ; je l’ordonne, reprit Alfred, en se levant d’un air menaçant.
— Maître, on doit vous assassiner cette nuit.
— Sainte Vierge, tu mens…
— Maître, ils en veulent à votre vie.
— Qui ?
— Les bandits.
— Qui te l’a dit ?
— Maître, c’est mon secret… dit le mulâtre d’une voix soumise.
— Es-tu armé , reprit Alfred, après un moment de silence ?
Le mulâtre repoussa quelques haillons qui le couvraient, et laissa voir une hache et une paire de pistolets.
— C’est bien, dit Alfred en s’armant précipitamment.
— Maître, êtes-vous prêt ?
— Partons…
— Partons, répéta le mulâtre en faisant un pas vers la porte…
Alfred le retint par le bras.
— Mais, où allons-nous ?
— Chez le plus près de vos amis, M. Arthur.
Ils allaient sortir, lorsque la porte cria sur ses gonds.
— Enfer, murmura le mulâtre, il est trop tard…
— Que dis-tu ?
Ils sont là , répondit Georges en montrant la porte…
— Ah !…
— Maître, qu’avez-vous ?
— Rien… un malaise…
— Ne craignez rien, maître, avant d’arriver à vous, ils me marcheront sur le corps, dit l’esclave d’un air calme et résigné .
Cet air calme, ce noble dévouement étaient susceptibles de rassurer le mortel le plus lâche. Cependant, à ces dernières paroles, Alfred trembla davantage ; car une horrible idée l’accablait : il se figurait que le généreux Georges était le complice de ses assassins. Tels sont les tyrans ; ils croient le reste des hommes incapables d’un sentiment élevé , d’un dévouement sans bornes ; car leurs âmes sont étroites et perfides… C’est une terre inculte, où ne croissent que la ronce et le lierre. La porte trembla violemment… Cette fois, Alfred ne put maîtriser sa lâcheté , il venait de voir sourire le mulâtre ; était-ce de joie ou de colère ? Il ne se fit pas cette question.
— Misérable ! s’ écria-t-il, en s’ élançant dans une pièce voisine ; tu voulais me faire assassiner ; mais ton attente sera trompée, et il disparut… Georges se mordait les lèvres de rage ; mais il ne put faire aucune réflexion, car la porte s’ouvrit tout à coup, et quatre hommes se dressèrent sur le seuil. Aussi prompt que l’ éclair, le mulâtre arma ses pistolets, et s’accola contre le mur, en criant d’une voix de stentor :
— Infâmes ! que voulez-vous ?
— Nous voulons te parler en face, répondit l’un d’eux, en tirant Georges à bout portant.
— Bien tiré , murmura convulsivement celui-ci.
La balle lui avait fracassé le bras gauche. Il lâcha son coup. Le brigand tourna trois fois sur lui-même et tomba raide mort. Un second le suivit de près. Alors, comme un lion furieux harcelé par des chasseurs, Georges, la hache au poing et le poignard entre les dents, se précipite sur ses adversaires… Une lutte affreuse s’engage… Les combattants se pressent… se heurtent… s’entrelacent… La hache brille… le sang coule… le poignard, fidèle à la main qui le pousse, laboure la poitrine de l’ennemi… Mais pas un cri… pas un mot… pas un souffle ne s’ échappe de ces trois bouches d’hommes qui se ruent entre des cadavres comme au sein d’une enivrante orgie… À les voir ainsi, pâles et sanglants, muets et désespérés, on se figure trois fantômes qui se heurtent et s’entre-déchirent au fond d’un tombeau… Cependant Georges est couvert de blessures ; il se soutient à peine… Oh ! c’en est fait de l’intrépide mulâtre ; la hache tranchante se lève sur sa tête… Tout à coup deux détonations se font entendre, et les deux brigands tombent en blasphémant Dieu. Au même moment, Alfred rentre, suivi d’un jeune nègre. Il fait transporter le blessé dans sa cabane, et ordonne de lui amener son médecin. Pendant ce temps, apprenez comment Georges fut sauvé par le même homme qui l’accusait de trahison. À peine éloigné, Alfred entend le bruit d’une arme à feu, et le cliquetis du fer ; rougissant de sa lâcheté , il réveille son valet de chambre, et vole au secours de son libérateur. — J’avais oublié de vous dire que Georges avait une femme, nommée Zélie, qu’il aimait de toute la puissance de son âme ; c’ était une mulâtresse de dix-huit à vingt ans, à la taille cambrée, aux cheveux noirs, au regard plein d’amour et de volupté . Georges resta douze jours entre la vie et la mort. Alfred l’allait voir souvent ; poussé par je ne sais quelle fatalité , il s’ éprit de Zélie ; mais, malheureusement pour lui, ce n’ était pas une de ces femmes qui vendent leur amour, ou qui en font hommage à leur maître. Elle repoussa avec une humble dignité les propositions d’Alfred ; car elle n’oubliait pas que c’ était le maître qui parlait à l’esclave. — Au lieu d’en être touché de cette vertu si rare parmi les femmes, surtout parmi celles qui, comme Zélie, sont esclaves, et qui voient chaque jour leurs impudiques compagnes se prostituer aux colons, et alimenter leur libertinage ; au lieu d’en être touché, dis-je, Alfred s’irrita… Quoi ! lui, le despote, le bey, le sultan des Antilles, se voir méprisé par une esclave… quelle ironie !… Aussi a-t-il fait le serment de la posséder… Quelques jours avant la convalescence de Georges, Alfred fit demander Zélie dans sa chambre. Alors, n’écoutant que ses désirs criminels, il l’enlace de ses bras, et dépose sur sa joue un brûlant baiser ; la jeune esclave prie, supplie, résiste ; mais en vain… Déjà il l’entraîne vers la couche adultère ; déjà… Alors, la vertueuse esclave, pleine d’une noble indignation, le repousse par un dernier effort, mais si brusque, mais si puissant, qu’Alfred perdit l’ équilibre et se fracassa la tête en tombant. À cette vue, Zélie s’arracha les cheveux de désespoir, et pleura de rage, car elle avait compris, la malheureuse, que la mort l’attendait pour avoir fait couler le sang d’un être aussi vil. Quand elle eut bien pleuré , elle se rendit près de son mari. — Celui-ci rêvait sans doute d’elle ; car il avait le sourire sur les lèvres.
— Georges… Georges… s’ écria-t-elle avec angoisse.
Le mulâtre ouvrit les yeux ; le premier besoin qu’il sentit fut de sourire à sa bien aimée. Zélie lui conta ce qui vient de se passer. Il ne voulut rien y croire ; mais bientôt il fut convaincu de son malheur ; car des hommes entrèrent dans sa cabane et garrottèrent sa femme qui pleurait… Georges fit un effort pour se lever ; mais trop faible encore, il retomba sur la couche, les yeux hagards, les mains crispées, la bouche haletante.
IV.
Dix jours après deux petits créoles blancs jouaient au milieu de la rue.
— Charles, disait l’un d’eux : on dit que cette mulâtresse qui voulait tuer son maître sera pendue demain ?
— À huit heures, répondit l’autre.
— Iras-tu ?
— Sans doute.
— Ce sera gentil de la voir pirouetter entre ciel et terre reprit le premier, et ils s’ éloignèrent en riant.
Cela vous étonne d’entendre deux enfants de dix ans s’entretenir si gaiement de la mort d’autrui ; c’est une conséquence peut-être fatale de leur éducation. Dès leur bas-âge on leur répète que nous sommes nés pour les servir, créés pour leurs caprices, et qu’ils ne doivent nous considérer ni plus ni moins qu’un chien… Or que leur importent notre agonie, et nos souffrances ? ne voient-ils pas souvent mourir leurs meilleurs chevaux ? Ils ne les pleurent pas, car ils sont riches, demain ils en achèteront d’autres… Pendant que ces deux enfants parlaient, Georges était aux genoux de son maître.
— Maître, grâce… grâce… s’ écria-t-il en pleurant… ayez pitié d’elle… maître, sauvez-la… Oh ! oui sauvez-la, car vous le pouvez… oh ! parlez… vous n’avez qu’un mot à dire… un seul… et elle vivra. Alfred ne répondit pas.
— Oh ! par pitié… maître… par pitié dites-moi que vous lui pardonnez… oh ! parlez… répondez-moi, maître… n’est-ce pas que vous lui pardonnez… et le malheureux se tordait de douleur…
Alfred, toujours impassible, détourna la tête…
— Oh ! reprit Georges en suppliant, répondez-moi… un seul mot… mais répondez donc ; vous ne voyez pas que votre silence me torture le cœur… me tue…
— Je ne puis rien y faire, répondit enfin Alfred d’un ton glacé .
Le mulâtre essuya ses pleurs, et se releva de toute sa hauteur.
— Maître, continua-t-il d’une voix creuse, vous souvenez-vous de ce que vous me disiez, quand je me tordais sur mon lit d’agonie.
— Non…
— Eh bien ! moi je m’en souviens… le maître dit à l’esclave : tu m’as sauvé la vie, que veux-tu pour récompense ? veux-tu ta liberté… ? maître, répondit l’esclave, je ne puis être libre, quand mon fils et ma femme sont esclaves. Alors le maître reprit : si jamais tu me pries, je jure que tes vœux seront exaucés ; et l’esclave ne pria point, car il était heureux d’avoir sauvé la vie à son maître… mais aujourd’hui qu’il sait que dans dix-huit heures sa femme ne vivra plus, il court se jeter à vos pieds, et vous crier : maître, au nom de Dieu, sauvez ma femme. Et le mulâtre, les mains jointes, le regard suppliant, se remit à genoux et pleura des flots de larmes…
Alfred détourna la tête…
— Maître… maître… par pitié répondez-moi… oh ! dites que vous voulez qu’elle vive… au nom de Dieu… de votre mère… grâce… miséricorde… et le mulâtre baisait la poussière de ses pieds.
Alfred garda le silence.
— Mais parlez au moins à ce pauvre homme qui vous supplie, reprit-il en sanglotant.
Alfred ne répondit rien.
— Mon Dieu… mon Dieu ! que je suis malheureux… et il se roulait sur le plancher, et s’arrachait les cheveux de désespoir.
Enfin Alfred se décida à parler :
— Je vous ai déjà dit que ce n’ était plus à moi à pardonner.
— Maître, murmura Georges toujours en pleurant, elle sera probablement condamnée ; car vous et moi, seuls, savons qu’elle est innocente.
À cette dernière parole du mulâtre, le rouge monta à la figure d’Alfred et la colère à son cœur…
Georges comprit qu’il n’ était plus temps de prier, car il avait soulevé le voile qui cachait le crime de son maître ; or, il se leva d’un air résolu.
— Sortez… va-t-en, lui cria Alfred.
Au lieu de sortir le mulâtre se croisa les bras sur la poitrine, et d’un regard farouche, il toisa son maître du pied à la tête.
— Va-t-en… va-t-en, te dis-je, reprit Alfred dont la colère croissait.
— Je ne sortirai pas, répondit Georges :
— Tu me braves, misérable. Il fit un mouvement pour le frapper, mais sa main resta collée à sa cuisse, tant il y avait de fierté et de haine dans le regard de Georges.
— Quoi ! vous pourrez la laisser tuer, égorger, assassiner, dit le mulâtre, quand vous la savez innocente… quand vous avez voulu lâchement la séduire.
— Insolent, que dis-tu ?
— Je dis que ce serait une infamie de la laisser mourir…
— Georges… Georges…
— Je dis que tu es un scélérat, hurla Georges en laissant cours à sa colère, et en saisissant Alfred par le bras… ah ! elle mourra… elle mourra parce qu’elle ne s’est pas prostituée à toi… à toi parce que tu es blanc… à toi parce que tu es son maître… infâme suborneur…
— Georges, prends garde, répondit Alfred en essayant de prendre un ton assuré . Prends garde qu’au lieu d’une victime demain le bourreau en trouve deux.
— Tu parles de victime et de bourreau, misérable, hurla Georges… cela veut donc dire qu’elle mourra… elle… ma Zélie… mais tu ne sais pas que ta vie est attachée à la sienne.
— Georges !
— Mais tu ne sais pas que ta tête ne tiendra sur tes épaules qu’autant qu’elle vivra.
— Georges… Georges !
— Mais tu ne sais pas que je te tuerai… que je boirai ton sang si jamais on arrache un cheveux de sa tête.
Et pendant tout ce temps le mulâtre secouait Alfred de toute la force de son bras.
— Lâchez-moi, criait Alfred.
— Ah ! elle mourra… elle mourra, hurla le mulâtre en délire.
— Georges, lâchez-moi !
— Tais-toi… tais-toi, misérable… ah ! elle mourra… eh bien, que le bourreau touche aux jours de ma femme… continua-t-il avec un sourire affreux.
Alfred était si troublé , qu’il ne vit point sortir Georges. Celui-ci se rendit aussitôt à sa cabane, où , dans un léger berceau en liane dormait un jeune enfant de deux ans, il le prit et disparut. Pour bien comprendre ce qui va suivre, sachez que de l’habitation d’Alfred on n’avait qu’une petite rivière à traverser pour se trouver au milieu de ces forêts épaisses, qui semblent étreindre le nouveau-monde.
Depuis six bonnes heures Georges marchait sans relâche ; enfin il s’arrêta à quelques pas d’une cabane, bâtie au plus épais de la forêt ; vous comprendrez cette espèce de joie qui brille dans ses yeux quand vous saurez que cette cabane toute petite, tout isolée, qu’elle est, est le camp des nègres marrons, c’est-à -dire des esclaves qui fuient la tyrannie de leurs maîtres. En ce moment toute la cabane était en rumeur, on venait d’entendre la forêt tressaillir, et le chef avait juré que ce bruit n’ était causé par aucun animal, or il arma son fusil et sortit… Tout à coup les broussailles se courbent devant lui, et il se trouve face à face avec un étranger.
— Par ma liberté , s’ écria-t-il, en ajustant l’inconnu, tu connaissais trop bien notre niche.
— Afrique et liberté , répondit Georges sans s’ émouvoir, mais en repoussant de côté le canon du fusil… je suis des vôtres.
— Ton nom.
— Georges, esclave d’Alfred.
Ils se tendirent la main, et s’embrassèrent.
Le lendemain la foule se pressait autour d’une potence, à laquelle était suspendu le corps d’une jeune mulâtresse… Lorsqu’elle fut bien morte, le bourreau descendit son cadavre dans un cercueil en sapin et dix minutes après on jeta corps et cercueil dans une fosse creusée à l’entrée de la forêt.
Ainsi cette femme pour avoir été trop vertueuse est morte du supplice des infâmes ; croyez-vous que ce seul fait ne suffit pas à rendre l’homme le plus doux, méchant et sanguinaire ?
V.
Trois ans s’ étaient écoulés depuis la mort de la vertueuse Zélie. Alfred dans les premiers temps fut très tourmenté ; le jour, il croyait voir à toute heure une main vengeresse s’abaisser sur son front, il tremblait la nuit, car elle lui apportait des songes affreux et terribles ; mais bientôt chassant de son âme, et le souvenir pénible de la martyre, et la terrible menace de Georges, il se maria, devint père… Oh ! qu’il fut heureux, quand on vint lui dire que ses vœux étaient exaucés, lui qui chaque soir baisait humblement le pavé du temple, en priant la Sainte Vierge de douleur de lui accorder un fils.
Georges eut aussi sa part de bonheur de la venue au monde de cet enfant ; car s’il avait espéré trois ans sans savoir frapper le bourreau de sa femme ; s’il avait passé tant de nuits sans sommeil, la fureur dans le cœur, et la main sur son poignard, c’est qu’il attendait qu’Alfred eût, comme lui, une femme et un fils ; c’est qu’il ne voulait le tuer qu’au moment où des liens chers et précieux le retiendraient en ce monde… Georges avait toujours entretenu des relations intimes avec un des esclaves d’Alfred, il l’allait même voir toutes les semaines ; or cet esclave n’eut rien de plus pressé que de lui annoncer l’existence du nouveau-né… Aussitôt il vole vers la demeure de son ennemi, rencontre sur son chemin une négresse qui portait une tasse de bouillon à madame Alfred ; il l’arrête, lui dit quelques paroles insignifiantes, et s’ éloigne… Après bien des difficultés, il parvient à se glisser comme une couleuvre dans la chambre à coucher d’Alfred… là , caché derrière la ruelle du lit, il attendit son maître… Alfred rentra un instant après en chantant ; il ouvrit son secrétaire, y prit un superbe écrin en diamant qu’il avait promis à sa femme, si celle-ci lui donnait un fils ; mais pénétré de joie et de bonheur, il s’assit la tête entre les deux mains, comme un homme qui ne peut croire à un bonheur inattendu ; mais quand il releva la tête, il vit devant lui une espèce d’ombre immobile, les bras croisés sur la poitrine, et deux yeux ardents qui avaient toute la férocité du tigre qui s’apprête à déchirer sa proie. Alfred fit un mouvement pour se lever, mais une main puissante le retint sur la chaise.
— Que me voulez-vous, accentua Alfred d’une voix tremblante.
— Te complimenter de la naissance de ton fils, répondit une voix qui semblait sortir de la tombe.
Alfred frissonna du pied à la tête, ses cheveux se hérissèrent, et une sueur froide inonda ses membres.
— Je ne vous connais pas, murmura faiblement Alfred…
— Je m’appelle Georges.
— Vous…
— Tu me croyais mort n’est-ce pas, dit le mulâtre avec un rire convulsif.
— Au secours…au secours, cria Alfred…
— Qui te secourra, reprit le mulâtre… n’as-tu pas renvoyé tes domestiques, fermé toutes tes portes, pour être plus seul avec ta femme… tu vois donc que tes cris sont inutiles… ainsi recommande ton âme à Dieu.
Alfred s’ était peu à peu relevé de sa chaise, mais à cette dernière parole, il y retomba pâle et tremblant.
— Oh ! pitié , Georges… ne me tuez pas aujourd’hui.
Georges haussa les épaules. — Maître, n’est-ce pas que c’est horrible de mourir quand on est heureux ; de se coucher dans la tombe au moment où l’on voit ses rêves les plus chers se réaliser… oh ! n’est-ce pas que c’est affreux, dit le mulâtre avec un rire infernal…
— Grâce, Georges…
— Cependant, reprit-il, telle est ta destinée… tu mourras aujourd’hui, à cette heure, dans une minute, sans dire à ta femme un dernier adieu…
— Pitié…pitié…
— Sans embrasser une seconde fois ton fils qui vient de naître…
— Oh ! grâce… grâce.
— Je crois ma vengeance digne de la tienne… j’aurais vendu mon âme à Satan, s’il m’avait promis cet instant.
— Oh ! grâce… miséricorde, dit Alfred en se jetant aux genoux du mulâtre.
Georges haussa les épaules, et leva sa hache.
— Oh !… une heure encore de vie !
— Pour embrasser ta femme n’est-ce pas ?
— Une minute…
— Pour revoir ton fils, n’est-ce pas ?
— Oh ! par pitié…
— Il vaudrait mieux prier le tigre affamé de lâcher sa proie.
— Au nom de Dieu, Georges.
— Je n’y crois plus.
— Au nom de votre père…
À ce mot la colère de Georges tomba. — Mon père…mon père, dit le mulâtre la larme à l’ œil, vous le connaissez… oh ! dites-moi son nom… comment s’appelle-t-il… oh ! dites, dites-moi son nom… je vous bénirai… je vous pardonnerai.
Et le mulâtre était prêt à se mettre à genoux devant son maître. Mais tout à coup des cris aigus se font entendre…
— Juste ciel… c’est la voix de ma femme, s’ écria Alfred en s’ élançant du côté d’où partaient les cris…
Comme rappelé à lui-même, le mulâtre se souvint qu’il était venu chez son maître, non pour savoir le nom de son père, mais pour lui demander compte du sang de sa femme. Retenant aussitôt Alfred, il lui dit avec un ricanement horrible :
— Arrête, maître, ce n’est rien.
— Jésus-Maria, tu n’entends pas qu’elle demande du secours.
— Ce n’est rien, te dis-je.
— Lâchez-moi… lâchez-moi… c’est la voix de ma femme.
— Non… c’est le râle d’une mourante.
— Misérable, tu mens.
— Je l’ai empoisonnée.
— Oh !…
— Entends-tu ces plaintes… ce sont les siennes.
— Enfer…
— Entends-tu ces cris… ce sont les siens…
— Malédiction…
Et pendant tout ce temps, Alfred s’efforçait d’ échapper des mains du mulâtre ; mais celui-ci l’ étreignait de plus en plus ; car lui aussi sa tête s’exaltait, son cœur bondissait ; il se faisait à son terrible rôle.
— Alfred… au secours… de l’eau… je m’ étouffe… cria une femme en s’ élançant au milieu de la chambre. Elle était pâle et défaite, ses yeux sortaient de sa tête, ses cheveux étaient en désordre.
— Alfred, Alfred… au nom du ciel, secourez-moi… un peu d’eau… un peu d’eau… mon sang me brûle… mon cœur se crispe, oh ! de l’eau, de l’eau…
Alfred faisait des efforts inouïs pour la secourir ; mais Georges le retenait de son poignet de fer, et ricanant comme un damné , il lui criait : non pas, maître…non pas…je veux que cette femme meure… là… à tes yeux… devant toi… comprends-tu, maître, devant toi, te disant de l’eau, de l’air, sans que tu puisses la secourir.
— O malheur… malheur à toi, hurlait Alfred en se débattant comme un forcené .
— Tu auras beau maudire, blasphémer, répondit le mulâtre, il faut que cela soit ainsi.
— Alfred, murmura de nouveau la mourante, adieu… adieu… je meurs…
— Regarde, reprit le mulâtre toujours en ricanant… regarde… elle râle… eh bien ! une seule goutte de cette eau la ramènerait à la vie. Il lui montrait un petit flacon.
— Toute ma fortune pour cette goutte d’eau… cria Alfred.
— Es-tu fou, maître…
— Ah ! cette eau… cette eau… ne vois-tu pas qu’elle se meurt… Donnez… donnez donc…
— Tiens… et le mulâtre brisa le flacon contre le mur.
— Soyez maudit, hurla Alfred, en saisissant Georges par le cou… oh ! ma vie entière, mon âme pour un poignard…
Georges se débarrassa des mains d’Alfred.
— Maintenant qu’elle est morte, à ton tour, maître, dit-il en levant sa hache. Frappe, bourreau… frappe… après l’avoir empoisonnée, tu peux bien tuer ton père… La hache s’abaissa, et la tête d’Alfred roula sur le plancher, mais la tête en roulant murmura distinctement la dernière syllabe… Georges croyait avoir mal entendu, mais le mot père. comme le glas funèbre, tintait à son oreille ; or pour s’en assurer, il ouvrit le sac fatal…ah ! s’écria-t-il, je suis maudit… une détonation se fit entendre ; le lendemain on trouva près du cadavre d’Alfred celui du malheureux Georges.
Une réaction au sujet de « Victor Séjour (1817-1874) »
Quelle bonne idée de republier cette nouvelle !