Montesquieu était-il raciste ?

Montesquieu était-il raciste ?

Des générations de jeunes Français ont étudié ce texte en classe de première. Ce passage plus célèbre de Montesquieu est tiré de L’Esprit des lois (1748). Pour avoir une bonne note au baccalauréat de français, il faut dire à l’examinateur que l’auteur n’y fait qu’ironiser et que c’est en réalité un réquisitoire implacable contre l’esclavage et donc contre le racisme qui le sous-tend.

Le problème, comme l’a bien montré Odile Tobner (agrégée des Lettres et veuve de Mongo Béti) dans son essai Du racisme français, c’est que rien ne prouve – hormis l’autorité de MM. Lagarde et Michard, les auteurs du manuel de textes choisis le plus utilisé depuis un demi-siècle – que cette page est entièrement ironique.

D’autres textes de Montesquieu, qui s’accommodent du système esclavagiste, laisseraient plutôt penser qu’il faut au contraire prendre tout ou partie de celui-là au 1er degré.

Celui-ci, par exemple, tiré du même ouvrage :  « Il y a des pays où la chaleur énerve le corps et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par crainte du châtiment : l’esclavage y choque donc moins la raison. »

Dans cette hypothèse, Montesquieu, magistrat bordelais, n’aurait fait qu’exprimer ce que pensait l’élite de son époque.

L’argument le plus convaincant d’Odile Tobner, c’est que ce texte ne fit nullement scandale au moment de sa publication. Bien au contraire. Or s’il avait été ironique, il aurait mis en cause ce qui assurait le fondement même de la prospérité française d’alors, et il y aurait eu une levée de boucliers.

Si on lit tout ce qui suit au premier degré, c’est d’un cynisme effrayant.

Et l’ironie, dès lors, s’il elle n’est pas dans le texte, aurait été forgée par des générations de professeurs, plus ignorants les uns que les autres de ce que fut l’esclavagisme totalement assumé du XVIIIe siècle.

L’opiniâtreté et l’agressivité dont certains font preuve pour défendre l’indéfendable à propos de ce texte est d’ailleurs suspecte.

On comprend, en tout cas, qu’aucun journaliste n’ait tenu à rendre compte de l’ouvrage de Mme Tobner.

Les élèves de première pourront toujours, par prudence, évoquer les deux interprétations ou, du moins, essayer de discerner ce qui est ironique humoristique dans ce texte de ce qui ne l’est pas.

Il est à noter que le paragraphe le plus difficile à comprendre – y compris pour la majorité des professeurs de français – est celui relatif aux eunuques. Montesquieu, qui semble avoir pris la peine, notons-le en passant, de bien se documenter sur le sujet (mai il ne donne pas ses sources) évoque une double technique de castration qui, pour les Africains -réputés plus lubriques – aurait été plus « radicale » en « Asie » que pour les autres eunuques (auxquels on se contentait d’ôter les testicules).

« Le rapport qu’ils ont avec nous » désigne l’état dans lequel les Africains se trouvent avant d’être castrés (le fait d’être naturellement dotés d’un organe de reproduction).

Le mythe de l’ironie de Montesquieu, popularisé par Lagarde et Michard au XXe siècle, repose entièrement sur une affirmation de Condorcet dans son ouvrage  Réflexions sur l’esclavage des nègres (chapitre IX). Condorcet parle d’ « ironie sanglante » à propos du texte de Montesquieu, sans s’expliquer davantage. Par ailleurs, cette réflexion sert à illustrer une anecdote qui ne renforce guère la thèse de l’ironie : Condorcet rapporte que des esclavagistes de la Jamaïque auraient justement pris le texte de Montesquieu au premier degré. Ils ne devaient pas être les seuls.

Quoi qu’il en soit, à supposer même que  ce texte de Montesquieu veuille mettre à mal les arguments utilisés par les esclavagistes, ou en tout cas s’en moquer, il n’est certainement pas destiné à lutter contre le préjugé de couleur dont Montesquieu était de toute évidence imprégné.

Or comme le racisme est présenté par Montesquieu comme justification principale de l’esclavage des nègres, il est impossible que l’absurdité de l’esclavage soit démontrée dans ce texte, car l’absurdité du racisme n’y est nullement mie en lumière.

Bref, Montesquieu se contente de nous dire que l’esclavage, si on voulait le justifier, ne repose sur le racisme, qui est une opinion irrationnelle, et sur un pragmatisme cynique.

Voici le texte :

De l’esclavage des Nègres

Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une manière plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

Des petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains : car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié.

Montesquieu.

 

Et voici la transcription « non ironique » de ce  texte :

 

Les Européens ayant exterminé les Amérindiens, ils ont bien été obligés, pour avoir des esclaves, d’avoir recours à des Africains.

Pourquoi avoir recours à des esclaves et pas à des salariés ? Eh bien, sans l’esclavage, imaginez un peu combien vous auriez à payer un kilo de sucre !

D’ailleurs, pourquoi éprouver de la compassion vis-à-vis de gens qui sont si différents de nous ?

Pourquoi Dieu aurait-il créé des hommes si laids : tout noirs avec des gros nez ? (argument repris par Voltaire)

Et pourquoi donc les Asiatiques sont-ils obligés, quand il s’agit de transformer des Africains en eunuques, non seulement de leur couper les testicules, mais aussi le pénis ? Car même sans testicules, les nègres lubriques sauteraient quand même sur les femmes du harem. N’est-ce pas la preuve qu’ils sont plus bestiaux que les autres ?

Et puis pourquoi s’étonner finalement qu’on attache autant d’importance à la couleur de peau, alors que les Égyptiens – qui étaient après tout des gens très civilisés – en accordaient même à la couleur des cheveux  (*)? Tout cela n’est qu’une affaire de conventions.

Au reste, si les Africains n’étaient pas stupides, ils feraient la différence entre un collier de verre qui est sans valeur monétaire et un collier d’or. Ils seraient capables de comprendre les lois de l’économie et de la monnaie qui, même si elles reposent sur des conventions, sont le fondement de tout civilisation évoluée.

Nous sommes chrétiens et le propre des chrétiens c’est de bien traiter leurs semblables. Si les noirs étaient vraiment nos semblables, les maltraiterions-nous ainsi ?

Bref, si l’esclavage des Africains était si contraire à l’humanité que certains veulent bien le dire, les nations civilisées d’Europe l’auraient interdit depuis longtemps.

(*) Montesquieu fait allusion à un texte de l’historien grec Diodore de Sicile selon lequel les Égyptiens n’auraient considéré négativement les taureaux que lorsqu’ils étaient roux, car ils pensaient que Typhon (le Dieu Seth, l’assassin de son frère Osiris) était roux. Diodore ajoute, mais sans l’affirmer comme une certitude (ce que fait pourtant Montesquieu, lui, n’hésite pas à faire): « On dit même que les anciens rois d’Égypte sacrifiaient sur le tombeau d’Osiris tous les hommes qui avaient le poil roux »

 

Rien de bien ironique, hélas, dans cette accumulation d’arguments négrophobes qui sont encore utilisés aujourd’hui sans que personne n’y voie la moindre ironie.

Tout le talent de Montesquieu c’est certainement d’avoir poussé l’ambiguïté au paroxysme dans ce texte et d’avoir fait en sorte que les antiesclavagistes, comme les racistes, puissent trouver y trouver leur compte.

L’explication de ce passage n’est certainement pas à la portée du lycéen français moyen de la classe de première, pas plus qu’elle n’est à la portée de certains professeurs : racistes décomplexés de droite ou racistes paternalistes de gauche.

12 réactions au sujet de « Montesquieu était-il raciste ? »

  1. En lisant quelques-uns de ces commentaires, je me rends compte que c’est souvent ce qui arrive lorsqu’on nous oblige à lire certains textes dont le sens n’est pas évident et qu’on nous donne ensuite la clé pour les comprendre. On n’aime pas qu’on nous montre que nous nous sommes trompés et surtout que nous n’avons pas fait attention à l’ironie.

  2. Ne pas confondre le racisme de Montesquieu et sa position contre l’esclavage : ce n’est pas parce qu’il considère que les noirs sont inférieurs qu’il justifie les mauvais traitements dont ils sont les victimes !
    Ce qu’il dénonce avec ironie c’est la barbarie des bourreaux cyniques et immoraux. L’esclavage est contraire au bons sens et aux valeurs chrétiennes, d’autant plus abominable qu’il écrase des plus faibles.
    L’étude de ce texte aujourd’hui ne conduit pas un éloge du philosophe mais à se méfier des discours pervers : présentés comme des évidences et pourtant tout aussi cyniques , tout aussi barbares, tout aussi contraires aux valeurs chrétiennes.

  3. Condorcet est-il le seul de son temps à avoir interprété comme ironique et antiesclavagiste « De l’esclavage des nègres « ?
    L’auteure aurait dû consulter l’article de Pierre Barny en 1989 « Montesquieu patriote » XVIIIè siècle et « Montesquieu dans la Révolution » cité dans ‘(l’émancipation des Noirs dans la révolution française 2002

    Nullement vous avez en premier lieu Marat
    Dans un concours visant à offrir un prix au meilleur éloge de Montesquieu en 1785 développe explique comme le font nos contemporains du XXème siècle :
    « Il lui en coûte sans doute de prendre ce ton qui vous étonne, et s’il pût s’y résoudre c’est que la vertu lui en fit une loi. Il savait que la manière la plus sûre de faire sentir l’odieux d’un injuste empire est de montrer le ridicule des raison dont on l’étaye. Avec ce rire amer que vous condamnez stupidement, voyez comme il arrache tout prétexte à notre tyrannie. Et quel homme sensé oserait encore la justifier ? Mettez à côté de ce morceau sublime un discours pathétique, fut-il de Démosthène, qu’il serait faible auprès de celui-là ! »

    Marat écrira des textes contre l’esclavage ds noirs en 1791 et 1792.

    Barère se livre en 1796 à une approche critique des propos de Montesquieu sur la théorie de climats mais n’en considère pas moins qu’il a condamné l’esclavage des Noirs.

    En 1808, dans « de la littérature es Nègres » l’abbé Grégoire rend hommage à tous ceux qui ont défendu la cause des hommes de couleur ./Une liste impressionnnante de noms apparaît : on y repère Montesquieu.

  4. Montesquieu, tout comme Voltaire et les autres criminels de la pensée « humaniste » fait partie de ces fameux intellectuels des ténèbres improprement appelés « philosophes des lumières ».

    Hormis Claude Ribbe peu d’intellectuels français attirent l’attention sur cette terrible imposture du monde intellectuel et philosophique français.

    Le seul Européen d’apparence (mais ADA de coeur et d’âme) qui a consacré un travail en profondeur c’est le professeur Louis Sala-Molins. Il a bien montré l’imposture des « philosophes des Lumières » véritables codificateurs de l’idéologie suprémaciste « blanche » (la Blanchitude).

  5. Nous, Africains devons savoir que ce qui nous arrive aujourd’hui n’est que la résultante d’une planification opérée depuis des siècles faites ces blancs. Aussi devons nous nous organiser sérieusement pour apporter désormais une réponse conséquente afin de nous affirmer comme un peuple. Apprenons à nous aimer, à aimer nos semblables et à valoriser ce que nous sommes.

  6. Je pense que la plupart d’entre nous, victimes du méga-crime contre l’humanité que fut l’esclavage, n’avons pas encore vraiment intégré une chose essentielle : ce que la Blanchitude a appelé « Les Lumières » n’était qu’une machine de guerre idéologique destinée à masquer l’horreur de la complicité des intellectuels français de l’époque avec le système suprémaciste blanc.

    Le summum, ce fut l’invention diabolique par la France négrophobe de la notion de droit de l’homme … L’homme blanc et de sexe masculin.

  7. Et pourtant, ces deux écrivains m’ont franchement plu. Je me sens tellement trahi et j’en ai honte.

    Merci de nous avertir et de nous faire comprendre réellement ce que nous lisons.

  8. Soyons sérieux : était t-il raciste ? Deux fois plutôt qu’une !

    Honte à l’Etat français de nous avoir appris à aimer ce négrophobe ! A vrai dire, lui et son acolyte de l’époque, Voltaire, c’étaient juste deux négriers !

    Voltaire était un actionnaire de la traite.

    La France n’aime pas se voir dans ce miroir-la n’est-ce pas ?

    Rénan, Bonaparte, Donatien de Rochambeau, Emmanuel Leclerc. Plus récemment Nicolas Sarkozy.

  9. Quand je pense que j’ai eu ce texte de Montesquieu sur l’esclavage au bac , quelle ironie ! J’ai eu une mauvaise note contre mes attentes. J’ai le sentiment d’avoir été trompé par l’Education nationale, mais pas tant que ça puisque j’avais bien vu le piège.
    J’essaierai de m’assurer que mes enfants, eux au moins, ne soient pas trompés.
    Ils liront sans doute Voltaire et Montesquieu, mais sans en faire des héros, plutôt en les renvoyant à ce qu’ils sont vraiment : des racistes.

  10. Ce qui permet à Montesquieu d’éviter d’être accusé de tomber à 100 % dans le travers du racisme, c’est de ruser avec son fameux « si » qui commence la phrase :  » Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves … « 

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