Kennedy et Duvalier

Kennedy et Duvalier

John F. Kennedy, l’homme qui voulait faire tomber Duvalier Retour sur une page d’histoire des relations haïtiano-américaines

par Alex CALAS, Journaliste

Observatoire Haïtien pour le Droit et la Liberté de la Presse (OHDLP)

Adulé par certains, détesté par d’autres, Kennedy a laissé sa marque dans l’histoire, quoiqu’il ait passé moins de trois ans à la Maison Blanche ; des années comptabilisées par son ancien conseiller, Arthur Schlessinger Jr., comme « A Thousand Days » (Les mille jours).

Aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, le nom de Kennedy est immortalisé comme celui d’un grand président démocrate. Pourtant, ses contemporains de la Caraïbe, dont Haïti, ont gardé un souvenir plus nuancé de sa présidence, celui notamment d’un chef d’Etat qui a tenté beaucoup et réussi peu.

Au moment de l’élection de John F. Kennedy, en novembre 1960, les États-Unis et la Caraïbe entretenaient des relations pour le moins instables. Les trois nations les plus peuplées des Antilles avaient à leur tête des gouvernements qui n’inspiraient pas confiance aux États-Unis ou étaient ouvertement considérés ennemis du bloc occidental. A Cuba, le régime communiste de Fidel Castro s’installait de manière assurée. L’invasion de la Baie des Cochons faisait partie des stratégies américaines visant à inverser la situation.

En République dominicaine, Rafael Trujillo devenait si encombrant que la CIA recevait le feu vert de la Maison Blanche pour armer des conspirateurs pour l’assassiner.

Dans le cas d’Haïti, les officiels américains savaient bien que François Duvalier était en train d’installer sa dictature, mais dans ce contexte de Guerre Froide c’était l’anticommunisme du régime qui pesait dans ses relations avec les États-Unis. John F. Kennedy héritait donc d’une situation fragile quand il prêtait serment en Janvier 1961.
Dès le lendemain de son élection, Kennedy confiait à une commission spéciale, désignée comme la Task Force on Immediate Latin American Problems, la tâche d’évaluer les relations interaméricaines et proposer une feuille de route à la nouvelle administration pour la mise en œuvre de sa politique en Amérique latine et dans la Caraïbe. Le 4 janvier 1961, la commission soumettait au président Kennedy deux recommandations sur la politique à adopter vis-à-vis d’Haïti. Dans la première recommandation, présentée sous le thème Personnel Changes, la commission prônait un renforcement du personnel de l’ambassade des États-Unis en Haïti puisque « ce pays pouvait exploser à tout moment » et tout changement instantané de gouvernement pourrait ouvrir la voie au chaos, à l’invasion du pays par Cuba ou la République dominicaine. Dans la deuxième recommandation, intitulée Emergency situations requirent immédiate action, les rapporteurs suggéraient au Département d’État d’avoir une « left hand », une solution alternative, à Duvalier.

La chute possible du gouvernement de François Duvalier constituait donc l’élément essentiel de ce rapport qui servait de cadre aux relations américano-haïtiennes sous Kennedy. Les différentes tendances de l’administration Kennedy étaient d’avis qu’il fallait avoir un œil particulier sur un pays instable comme Haïti, situé dans le voisinage de Castro et Trujillo. Dès les premiers jours de Kennedy, les États-Unis se préparaient à la chute de Duvalier, considérée comme imminente par les experts de l’administration Kennedy. Cependant, le régime qu’on croyait sur le départ renforçait sa stature en mai 1961, Duvalier se donnait un nouveau mandat de six ans. John Kennedy niait ce nouveau mandat. Tous les ans, l’ambassadeur américain était rappelé à Washington la veille du « Jour de la reconnaissance nationale », le 22 mai, commémorant la réélection de Duvalier. Kennedy souhaitait le départ de Duvalier au 15 mai 1963, à la fin de son premier mandat constitutionnel. En attendant, Duvalier, aussi encombrant fut-il, restait l’allié des Etats-Unis dans la lutte contre le communisme. Il renouvelait à Kennedy son souhait de voir les Etats-Unis établir une base militaire en Haïti en remplacement de celle de Guantanamo. Lors de la crise des missiles, il autorisait les navires américains à patrouiller dans les eaux territoriales haïtiennes afin de faire appliquer le blocus contre Cuba. C’est surtout grâce à son vote que Kennedy obtenait sa plus grande victoire interaméricaine contre Castro : l’expulsion de Cuba de l’OEA lors de la conférence de Punta del Este, en janvier 1962.

Au cours de l’été 1961, Kennedy avait gelé l’aide des Etats-Unis à Haïti ; pas parce que Duvalier foulait aux pieds la démocratie, mais parce qu’il ne respectait pas ses dettes envers des compagnies américaines. Après le deal de Punta del Este, les relations se stabilisaient entre Washington et Port-au-Prince. Duvalier jouissait de nouveau de l’aide financière américaine. Les États-Unis accordaient des budgets plus importants à l’USAID en Haïti et prenait des dispositions pour la construction de la route du sud, reliant la ville des Cayes à Port-au-Prince. Le principal chantier que Duvalier s’attendait à inaugurer était la construction de l’aéroport de Port-au-Prince. Dans ses négociations avec le secrétaire d’Etat haïtien aux Affaires étrangères, René Chalmers, le secrétaire d’Etat américain, Dean Rusk, en avait fait la promesse. Cependant, affirme Arthur Schlessinger Jr., le biographe de Kennedy, « suite à de nouveaux problèmes, nous n’avons jamais construit l’aéroport ». Les duvaliéristes ne faisaient que constater amèrement que « l’Oncle Sam ne respecte pas son engagement ».

La normalisation des relations entre Kennedy et Duvalier était de très courte durée. Dès le mois de mai, un article du Miami Herald faisait état des exigences de Kennedy pour la suppression de la milice et le départ de Duvalier du pouvoir en 1963, en respect de la constitution de 1957. Duvalier ignorait les exigences de Kennedy. Le 1er juin 1962, l’aide américaine à Haïti était à nouveau gelée. Cette fois, l’ensemble des relations américano-haïtiennes se trouvait dans l’impasse. Les États-Unis arrivaient à la conclusion que le régime de Duvalier constituait une menace pour l’hémisphère occidental.

Les raisons pour lesquelles l’administration Kennedy avait décidé de compter avec Duvalier devenaient les motifs selon lesquels son départ était souhaité. Auparavant, les conseillers de Kennedy avaient trouvé en Duvalier un allié contre Castro et le communisme, en dépit des pratiques dictatoriales de son régime. Ils argumentaient beaucoup sur le fait qu’un départ précipité de Duvalier pourrait ouvrir la voie à l’intervention en Haïti de Castro ou Trujillo. Ce dernier est assassiné en mai 1961 par des opposants armés par la CIA. Il n’y avait plus de menace de ce côté.

Par contre, Castro continuait d’obséder les États-Unis. Ils craignaient à présent que le caractère dictatorial du régime de Duvalier ne facilitât l’établissement en Haïti d’un pouvoir communiste, de la même manière que, selon le secrétaire d’État américain, Batista avait préparé la voie pour Castro à Cuba. Parallèlement, ils exprimaient leur appréhension concernant les éléments communistes qui occupaient des fonctions importantes dans le gouvernement de Duvalier. En définitive, la Maison Blanche considérait que la présence de Duvalier au pouvoir alimentait dans tous les sens la menace rouge en Haïti.

Ajouté au danger communiste, l’administration Kennedy se montrait concernée par les principaux éléments qui caractérisaient le régime de Duvalier, la violence aveugle et la perpétuation au pouvoir. Kennedy était très sensible aux apparences de démocratie dans la région. Le 13 mars 1961, il annonçait l’établissement de l’Alliance pour le Progrès. Il s’agissait d’un vaste programme de développement économique financé par les Etats-Unis dans le but d’améliorer la qualité de vie des peuples de la région. L’Alliance pour le Progrès était une arme politique. Kennedy avait donné le ton dès son lancement en annonçant que ce serait un pacte entre gouvernement démocratique. Il citait nommément Cuba et la République Dominicaine comme deux nations qui ne faisaient pas partie de la society of free men. Mais pour certains de ses conseillers, dont Adolph Berle, il y avait un troisième Etat anti-démocratique dans la région : Haïti.

Les Etats-Unis pouvaient ne pas se préoccuper des dérives de Duvalier si ses victimes n’étaient que des éléments de gauche. Ils seraient alors des victimes de la Guerre Froide. L’administration Kennedy reconnaissait d’ailleurs que, dans la lutte contre la subversion communiste dans les pays-sous développés, les armes étaient inséparables des routes et des écoles. En clair, pour atteindre les objectifs de l’Alliance pour le Progrès, un gouvernement fort était même souhaitable. Cependant, les actions de Duvalier n’étaient pas inscrites dans ce cadre. Il s’en prenait tant aux éléments de gauche que de droite et même beaucoup plus aux éléments de droite (bourgeoisie, église et armée) que de gauche. Dans cet état de fait, il n’était question en Haïti ni de liberté politique ni de liberté d’entreprise, alors que l’Alliance visait la démocratie et le développement économique.
A partir de l’été 1962, Kennedy voulait non plus attendre mais provoquer le renversement de Duvalier. Les méthodes utilisées pour atteindre cette fin étaient révélées par le secrétaire d’État Rusk dans une audition au sénat américain en 1975. « Nous avions entrepris tout type d’efforts pour apporter un changement en Haïti. Nous avons utilisé la persuasion, l’aide, la pression et à peu près toutes sortes de techniques de débarquement de forces extérieures, mais le président Duvalier était extraordinairement résistant ».
La liste de Ruck est assez exhaustive. Les recherches montrent cependant que, face à la résistance de Duvalier, Kennedy était extrêmement hésitant. Les sanctions économiques étaient improductives parce que Duvalier était prêt à diriger le pays avec les caisses vides. L’essentiel était de garder le pouvoir. A mesure que s’approchait la date du 15 mai 1963, les États-Unis privilégiaient de plus en plus l’option militaire. Ils mettaient en place des plans d’urgence contenant des provisions autour de l’utilisation de la force. Il y allait de l’envoi de flottes dans les eaux haïtiennes au déploiement de troupes terrestres selon la situation.

Dans son projet d’utiliser la force armée contre Duvalier, l’administration Kennedy trouvait un allié de taille dans la région. Il s’agissait de la République dominicaine, dirigée par Juan Bosch. A l’approche du 15 mai, des bateaux de guerre américains étaient dans les eaux territoriales haïtiennes et les forces armées dominicaines étaient mobilisées sur la frontière dans l’objectif de renverser le gouvernement de François Duvalier. Mais Kennedy ne voulait pas passer à la phase décisive d’intervenir en Haïti, sans l’aval de l’OEA.
L’hésitation de Kennedy doit être comprise dans le contexte de sa politique latino-américaine. Le président américain voulait changer l’image de son pays dans la région en établissant avec eux l’Alliance pour le Progrès. Par ce nouveau pacte, Kennedy voulait traiter l’Amérique latine en partenaire et non plus comme « l’arrière-cour des États-Unis ». C’était, en quelque sorte, la fin de la Doctrine Monroe. Aussi, intervenir unilatéralement en Haïti remettrait en question toute la démarche entreprise par Kennedy depuis son arrivée au pouvoir. Kennedy voulait bien se débarrasser de Duvalier, mais il n’était pas prêt à mettre en péril le climat de confiance qu’il commençait à établir avec les pays de l’hémisphère. D’ailleurs la question de l’invasion d’Haïti, telle qu’elle apparaît dans les archives, n’était jamais officiellement soulevée dans un débat à l’OEA. Elle restait au stade de consultation à Washington et dans certaines capitales latino-américaines. Kennedy, obstiné à obtenir le parapluie de l’OEA, ne franchissait jamais le pas qui consistait à ordonner le débarquement des marines en vue de déloger Duvalier.
Le 15 mai arriva et Duvalier était toujours aux commandes. Les relations entre les États-Unis et Haïti étaient plus que « relâchées », pour reprendre l’expression de Duvalier. L’ambassadeur des
Etats-Unis, Raymond Thursto, était déclaré persona non grata. Haïti à son tour rappelle l’ambassadeur Louis Mars de Washington.
A la mi-novembre, l’administration Kennedy  reconnaissait l’échec de sa politique vis-à-vis d’Haïti. Elle décidait alors de renouer des relations, même « froides », avec Duvalier. Les spécialistes au Département d’Etat avisaient qu’être absent d’Haïti empêcherait aux Etats-Unis de jouer un rôle important dans le futur de ce pays et surtout laisserait un vide que Cuba pourrait combler. Cette idée est approuvée par la Maison Blanche. Les États-Unis convenaient de designer un nouvel ambassadeur et de se dissocier de toute tentative d’invasion d’Haïti par des exilés ou tout complot visant à assassiner Duvalier. Mais Kennedy n’eut pas le temps de mettre en application sa nouvelle politique. Il est assassiné environ une semaine après l’avoir approuvée.

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