Journée de commémoration de l’esclavage du 10 mai 2022
Allocution de Claude RIBBE, en présence de Madame Elisabeth Moréno, ministre déléguée auprès du Premier ministre, en charge de l’égalité
Paris, place du général-Catroux, 18 h,
Pourquoi se réunir ici tous les ans, le 10 mai, pour parler de l’esclavage ? Parce que c’est indispensable. Si on s’en abstient, personne ne peut comprendre pourquoi la France a des morceaux de territoire à des milliers de kilomètres d’ici. Des morceaux de territoire qui étaient autrefois des colonies. Des colonies où la France, pour en faire des esclaves, a importé très officiellement et sans état d’âme aucun, des femmes, des hommes, des enfants, arrachés à l’Afrique. Et avec quels dommages collatéraux ! Pour un esclave débarqué, cinq fois plus de victimes, sans doute. Les survivants, des esclaves à peine nourris qui travaillaient jusqu’à la mort et qui étaient ensuite remplacés pour que le système puisse fonctionner, car l’esclavage était à cette époque le moteur puissant de l’économie française, qui reposait largement sur le commerce maritime. Il n’y a pas un port en France qui n’ait dû sa prospérité à ce système. Bien sûr, l’esclavage a été aboli. Deux fois. En 1794, en 1848. Ce qui veut dire qu’il a été rétabli. Une spécificité française. Rétabli en 1802 par Napoléon, certes, mais au nom de la République. Bien sûr, la traite a été proscrite. Quatre fois ! en 1815, en 1818, en 1827, en 1832. C’est dire qu’il y eut autant de résistance de la part des négriers pour maintenir le système qu’il y en eut du côté des esclaves pour le détruire. Et ce n’est pas parce que l’esclavage a été aboli, la traite proscrite, que du jour au lendemain ce qui était une pratique légale et qui devenait un crime s’est arrêté. Dans certains ports, vers 1850, on apercevait encore des navires négriers clandestins. Et puis, nonobstant l’abolition définitive de 1848, il y eut encore des Français propriétaires d’esclaves, en toute légalité : aux États-Unis jusqu’en 1865, à Cuba jusqu’en 1886, au Brésil jusqu’en 1888. L’histoire de la traite et de l’esclavage, c’est donc une partie de l’histoire de la France et cela a duré trois cents ans si l’on prend en compte les premiers transports d’Africains au Brésil par des Français, au XVIe siècle. Si cette histoire n’avait pas laissé de traces, on pourrait dire que c’est du passé, que ça n’intéresse que les historiens. Mais cette histoire nous a légué un héritage et, par le choix de la départementalisation, en 1946, nous l’avons accepté. Des territoires, avec des femmes, des hommes, des enfants – nos compatriotes- dont la couleur de peau rappelle d’où viennent une partie de leurs ancêtres. Au cœur de cet héritage, il y a des préjugés, un racisme d’autant plus virulent en France qu’il prétend bien sûr – tout comme le diable – ne pas exister.
La France, terre de métissage, nous dit-on. Mais en France, le noir mélangé au blanc reste noir. Tandis que le blanc mêlé au noir, ne reste pas blanc. Le père du général était blanc, mais le général Dumas est noir. Tout est dit.
Bref, est-ce que les Français se rendent bien compte de ce que cela peut-être pour les femmes, les hommes, les enfants, des Antilles, de la Guyane, de La Réunion, de Mayotte, pour nous qui sommes ici – en plus d’être discriminés sur le fondement de la couleur de peau – que d’accepter d’avoir eu des ancêtres traités même pas comme du bétail, mais comme du bétail en batterie ? Pendant longtemps c’est aux victimes et à leurs descendants que l’esclavage a fait honte, tandis que les bourreaux et leurs descendants avaient très bonne conscience.
Aujourd’hui, c’est peu de dire que la France a un sérieux problème avec ces territoires, avec celles et ceux qui y habitent, avec celles et ceux qui en sont issus. À force de se sentir méprisés – et de fait ils le sont – les Français qui habitent ces départements et qui portent au quotidien, et de manière visible, les séquelles de l’histoire que je viens d’évoquer, sont parvenus au paroxysme du désespoir. Alors que ce sont les originaires d’outre-mer, des femmes pour la plupart, qui, dans nos hôpitaux de l’Hexagone, ont soigné et réconforté pendant les deux dernières années, avec un dévouement sans faille, les plus faibles de leurs compatriotes, terrassés par le virus, leur a-t-on dit « merci » ? A-t-on eu un peu de discernement, de compréhension, d’indulgence, ou même simplement de pédagogie, lorsque, là-bas, d’autres soignants – comme la majorité de la population -refusaient de se faire vacciner ?
Quand nos compatriotes des Antilles protestaient contre la vie chère, contre l’empoisonnement mortifère de leurs corps et de leurs terres, contre le fait qu’ils n’ont même pas d’eau au robinet, alors qu’ils payent pour cela, on leur a fait comprendre que la France – la vraie, la « métropole » comme ils disent encore en souvenir de naguère – on leur a fait comprendre qu’on pouvait très bien se passer d’eux et l’on a brandi le mot d’autonomie. Ce n’était pas ce qu’ils demandaient. Ils voulaient de l’eau, les moyens de subsister, ils voulaient rester vivants. Ils voulaient qu’on les respecte. Eh bien, cette réponse qu’on leur a donnée n’était pas à la hauteur de la République telle que je la conçois, telle que je la respecte, telle que je l’aime. Et parce qu’elle n’était pas au niveau, toutes les anciennes colonies esclavagistes de la France ont répondu en donnant leurs suffrages aux extrêmes. Par désespoir. Il y avait eu des signes avant-coureurs – notamment en 2009 – mais cette fois, je crains que cela puisse être le dernier avertissement.
Voilà donc pourquoi nous sommes ici. Pour dire qu’il ne faut pas négliger un passé qui a laissé des traces si évidentes. Le passé n’explique pas tout, bien sûr, mais il permet quand même de décrypter beaucoup de choses.
Alors, le 10 mai. Pourquoi le 10 mai ? Parce qu’un décret présidentiel pris en application d’une loi votée à l’unanimité a fixé ce jour de commémoration pour que les Français de l’Hexagone prennent la mesure de ce qui s’est passé et de ce qui se passe encore dans les anciennes colonies esclavagistes de la France devenues des départements. Le 10 mai, on nous l’a donné. On le garde. C’est bien peu de choses, mais il faut s’y accrocher. Ce sera ce que nous en ferons.
Enfin pourquoi venons-nous ici ? Devant ce monument ? Et quel rapport avec le général Dumas ?
Si on les regarde en face, ces Fers disent bien ce qu’ils veulent dire (il me semble) et l’on ne risque pas de les confondre avec autre chose. La photographie de ce mémorial, tous les journalistes l’utilisent depuis 13 ans pour illustrer cette journée du 10 mai ou seulement pour parler de l’esclavage. Il doit bien y avoir une raison. La place du général-Catroux est devenue en France – et je suis fier d’en être à l’origine – le lieu mémoriel de l’esclavage par excellence. La preuve en est que dans le square d’à-côté sera installée la statue d’une victime du rétablissement de la servitude, en 1802, dans un bain de sang.
Bref, depuis 13 ans, c’est ici que ça se passe. C’est ici que les originaires des outre-mer et leurs amis viennent se recueillir. Ici et pas ailleurs. C’est ainsi.
Alors pourquoi le général Dumas ? Tout simplement parce qu’il est l’un des plus grands héros de l’histoire de France. Au même titre que Du Guesclin, que les compagnons de Jeanne d’Arc, auxquels il est du reste apparenté, que Jeanne Hachette ou que le chevalier Bayard. Or le général Dumas est né esclave et sa couleur de peau, ses origines serviles maternelles, l’ont disqualifié, malgré ses mérites, malgré son héroïsme. Elles l’ont disqualifié de son vivant. Et elles le disqualifient encore puisque sa majestueuse effigie, installée ici il y a plus de cent ans, abattue ensuite par les collaborateurs racistes, n’est toujours pas réinstallée. Cela fait très exactement 20 ans que je le dis, que je le répète. Aujourd’hui, à force, tout le monde semble d’accord. Le premier ministre Édouard Philippe l’a même dit au Sénat, les élus de Paris l’ont même voté à l’unanimité. Et même le président de la République le souhaite, paraît-il. Mais cela ne se fait pas. Cela ne se fait pas parce qu’il y a des gens qui entravent cette démarche pourtant légitime et salutaire. J’ai payé cher pour le savoir. Et ce sont les mêmes qui portent une part de responsabilité quant à la situation aux Antilles, en Guyane, à La Réunion et à Mayotte. Le général Dumas dérange ces gens-là, à cause de sa couleur, bien sûr, et aussi parce que – tout en ayant cette couleur-là- c’est un héros positif, exemplaire, fédérateur, incontestable. Ce n’est pas un martyr. On a mis des chaînes ici. Mais elles sont symboliques. Le général Dumas n’est pas une victime. C’est un héros, un exemple pour nous tous et pour tous nos enfants. Ces gens-là ont en commun avec les antiracistes paternalistes le fait que s’agissant des noirs, comme ils disent, aux héros, ils préfèrent les victimes, les martyrs, celles et ceux qui ont été empêchés de prouver leur mérite, et dont l’histoire se termine toujours mal. Celles et ceux qui ne parlent qu’à une partie des Français et dont le destin tragique ne fait rêver personne et nous désespère un peu plus en fin de compte. L’enfant que j’ai été a besoin de rêve et d’espérance. Nous avons tous besoin de rêve et d’espérance pour nous construire ou nous reconstruire. Et l’histoire du général Dumas me fait rêver et me donne espoir. Il me semble qu’elle fait rêver et donne espoir à tout le monde. Et quand on voit sa vie, on se dit qu’en France, sans distinction de couleur, nous pouvons tous être des héros, des héroïnes, et alors l’esclavage, le racisme, même si l’on ne se sent pas impliqué ni seulement concerné, deviennent absolument insupportables.
Eh bien, si le général Dumas, figure majeure de notre histoire, n’est pas honoré comme il se doit, cela signifiera qu’aucun originaire d’outre-mer contemporain, quels que soient ses mérites, quel que soit son courage, ne pourra l’espérer. Et c’est malheureusement ce qui se passe jusqu’à présent. Quelle représentation pour les originaires d’outre-mer dans la vie politique hexagonale et dans les institutions ? Quelle récompense pour les meilleurs d’entre eux, en dehors des colifichets, dans la plus pure tradition coloniale et même esclavagiste ? Quelle visibilité dans l’audiovisuel ? Je ne parle pas de la couleur de peau, qui est un problème plus général et qu’on fait semblant de confondre avec le désarroi ultramarin. Je parle ici et maintenant des outre-mer et de celles et de ceux qui en viennent. Il y a deux ans, les débris des statues pleuvaient comme à Gravelotte. Eh bien, si nous n’y prenons garde, ce n’était rien par rapport à ce qu’il faut à présent redouter.
Alors que pouvons-nous faire ? Peut-être reconsidérer notre politique concernant les anciennes colonies esclavagistes. Peut-être repenser notre politique mémorielle concernant l’esclavage ou tout simplement en avoir une. Tout reste encore possible. Nous sommes à l’aube d’une ère institutionnelle nouvelle, avec cinq années de visibilité. D’ailleurs, les cartes ne sont-elles pas obligées d’être rebattues ? Et vite. Il n’y a pas de honte à reconnaître des erreurs ou des négligences, avant qu’elles ne deviennent des fautes.
C’est pourquoi je reste confiant. Tout ce que veulent les habitants et les originaires des territoires que je viens d’évoquer, ce sont d’abord les marques du respect qui leur est dû. Parce que ce sont des Françaises et des Français à part entière. Pas des Françaises et des Français entièrement à part.